Le “Talisman” : une prophétie de la couleur est arrivée à Orsay
Le 30 juin 2018, l’exposition “Le Talisman de Paul Sérusier : Une prophétie de la couleur” ouvrait à Pont-Aven. Elle nous plongeait dans l’environnement de création d’une oeuvre bien étrange : un petit format (27 cm x 21,7 cm) aux couleurs saturées nommé le “Talisman”. C’est à Orsay que le tableau est désormais présenté. Forcément, une question se pose : pourquoi a-t-il droit à tant d’égard ?
Le parcours de l’exposition débute par l’œuvre phare de Paul Sérusier (1864 – 1927) : L’Aven au Bois d’Amour ou le Talisman (Octobre, 1888). La toile propose une composition paysagère rudimentaire ayant pour sujet principal les arbres du bois d’Amour de Pont-Aven (Finistère). L’espace est majoritairement occupé par la surface de l’Aven – fleuve passant à Pont-Aven – où se réfléchissent les troncs violets et les feuilles jaunes et vertes du Bois d’Amour. Les couleurs choisies sont brûlantes, complémentaires et se côtoient sans se mélanger. Seul un petit carré blanc central permet un point de fuite et donne un semblant d’effet de perspective. Le rendu est éclatant, claustrophobique et interroge la volonté figurative de l’artiste. Une question qui fait la spécificité d’un tableau qui ne peut être appréhendé sans se pencher sur le contexte artistique de son élaboration.
La leçon de Gauguin
Paul Sérusier a 24 ans lorsqu’il arrive à Pont-Aven lors de l’été 1888. Il se rapproche rapidement d’un habitué des lieux : Paul Gauguin. Ce dernier est en train de traverser une période charnière. Il vient de rencontrer le jeune Emile Bernard, 19 ans à l’époque, dont le travail lui inspire directement l’œuvre clé de son évolution artistique : Vision après le Sermon produite quelques semaines seulement après le Talisman.
Sur la base des recherches de Bernard, Gauguin est en train de s’octroyer la paternité d’un nouveau courant pictural : le synthétisme. Il se traduit par la synthèse des sujets représentés, de l’interprétation de l’artiste et de l’esthétique des formes et des couleurs. Des principes qui se concrétisent en des représentations du réel qui se passent de tout ce qui n’est pas mémorisé après visualisation.
C’est dans ce contexte que Sérusier sollicite Gauguin pour un cours particulier. Toujours content de pouvoir jouer au chef de file, maître Gauguin coache ainsi son disciple d’un jour : “Comment voyez-vous ces arbres ? Jaunes, et bien mettez du jaune, le plus beau jaune de votre palette. Cette ombre ? Plutôt bleue, peignez-la avec de l’outremer pur. Et ces feuilles ? Rouges, mettez du vermillon.” De cette façon naît, en moins d’une heure, une nouvelle perception du monde à l’origine de la constitution d’un des groupes d’artistes les plus talentueux du postimpressionnisme.
Les nabis
Sérusier offre le tableau à son ami du cours Julian, Maurice Denis, qui le montre à leurs camarades une fois de retour à Paris. Rapidement, l’Aven au bois d’Amour, devient un symbole, ou plutôt le Talisman d’un groupe de jeunes peintres qui prend le nom de “nabi”, (“prophète” en arabe). Parmi eux : Pierre Bonnard, Edouard Vuillard ou encore Félix Vallotton. Ils n’ont pas de manifeste ni d’existence officielle. Ils s’affublent de surnoms désinvoltes. Denis est “le nabi aux belles icônes” et le Suisse Vallotton “le nabi étranger”. Ils se contentent de se retrouver régulièrement pour pousser toujours plus loin l’investigation chromatique initiée par Gauguin et Bernard. C’est peut-être la célèbre phrase de Maurice Denis qui résume le mieux leur état d’esprit : “Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.”
Au temps de la démocratisation de la photographie, les nabis voient dans la peinture, un art qu’il faut débarrasser de la contrainte imitative au profit de l’exploitation des couleurs et de la lumière. Au delà des troncs violets de Sérusier, ils se donnent le droit, à la façon des estampes japonaises, d’aplatir la perspective afin de donner la priorité visuelle à de larges surfaces monochromes qu’ils associent selon leur goût. Si les temps sont précoces pour se passer de repères figuratifs, les nabis contribuent grandement à emmener la peinture vers le fauvisme, dont le chef de file n’est autre qu’Henri Matisse, mouvement dont sera issu, plus tard, l’abstraction.
Aujourd’hui, il vous est permis d’admirer à Orsay les fruits de cette émulation éphémère (les Nabis se séparent en 1900) de la fin du XIXème. Si vous trouvez l’exposition trop rapide -elle comporte trois salles-, de nombreux Vuillard ou Vallotton vous attendent au sein des collections permanentes. Mais avant cela, allez jeter un coup d’œil au paysage exécuté par Sérusier et dirigé par Gauguin. Contemplez le pour ce qu’il est : un tableau inachevé, un agrégat de formes illisibles, une œuvre prophétique des évolutions de la peinture moderne.