Quand la culture se transforme en divertissement dans une économie de l’attention
Dans un article[1] datant de 1997, Micheal Goldhaber jetait les bases de l’économie de l’attention : « comme toute autre forme d’économie, celle-ci est basée sur ce qui est à la fois le plus désirable, mais surtout le plus rare, et c’est maintenant l’attention venant d’autres personnes qui satisfait cette double caractéristique ».
L’économie traditionnelle veut maximiser la production de biens et services, alors que le paradigme de l’économie de l’attention se situe du côté de la réception des biens et d’une compétition pour capter l’attention dans une société connectée. Il y a une profusion d’acteurs diffusant de l’information, et la question de la réception, qui va regarder, devient cruciale : la ressource rare devient l’attention. Des outils ont été développés pour mesurer cette attention puisqu’une économie a besoin d’indicateurs clairs. « Les dispositifs médiatiques ne vivent en effet que de l’attention humaine qui s’investit en eux, qui alimente leur survie comme les calories alimentent notre corps biologique » selon Yves Citton. C’est un point crucial : la mesure permet de quantifier l’attention comme s’il s’agissait d’une monnaie dont la valeur est connue de chacun.
Si le paradigme de l’économie de l’attention n’est pas né avec les écrans – car il est au cœur des tensions générées par le capitalisme, l’industrialisation, le consumérisme, et la publicité -, le numérique a fait dédoubler l’intérêt qu’on lui portait. Internet radicalise les expressions et les enjeux de l’attention, autour de ce qu’on appelle l’économie de l’attention, car les objets potentiels de l’attention sont démultipliés : chacun peut accéder à des milliards de contenus en deux clics. Aujourd’hui, Google et autres moteurs de recherches sont les nouveaux filtres nous permettant de trier l’information. Dans un entretien à Culture Mobile[2], Yves Citton explique « qu’il se passe bien quelque chose sur ce registre à ce moment-là – qu’on peut décrire comme un emballement de la disproportion entre les biens culturels auxquels chacun(e) de nous peut avoir accès (qui ont augmenté de façon exponentielle en quelques années) et nos ressources attentionnelles (qui ne peuvent aucunement suivre une pareille augmentation, puisqu’il n’y a que 24 heures dans la journée, 7 jours dans la semaine, etc.). » Le périmètre de l’économie de l’attention est amené à s’élargir avec l’internet des objets, c’est à dire des objets connectés, jusqu’à possiblement coloniser de nombreuses sphères de notre vie quotidienne qui seront alors mesurables et quantifiables.
L’attention, disait William James[3], c’est au final un filtre, c’est sélectionner un petit nombre de choses parmi toutes celles que nous pourrions choisir, voir, entendre, faire, etc. Il y a donc une dimension d’exclusion, car on ne va pas sélectionner de nombreux biens culturels, d’où l’impératif pour les marques d’êtres « sélectionnées ». On voit également que ce processus sélectif devient de plus en plus complexe à gérer au fur et à mesure des évolutions technologiques nous amenant vers une société toujours plus connectée. « Une dimension centrale de la modernité apparaît dans la crise persistante de la capacité d’attention (…) avec une séquence infiniment répétée de nouveaux produits qui sont à la source de nouvelles stimulations et flux d’informations auxquels répondent de nouvelles méthodes de gestion et de régulation de la perception » expliquait ainsi Jonathan Crary.
La culture devient une « usine déterritorialisée » productrice d’une attention générant des désirs de consommation
Jonathan Beller[4] explique que l’industrie culturelle a été mise en place pour produire une certaine attention, contrepartie indispensable de la production de biens matériels par le capitalisme contemporain. En effet, ce processus vise à la production de désirs consuméristes. Par conséquent, nous sommes des soutiens actifs du système capitaliste lorsque nous regardons un film ou une série télévisée. Jonathan Bieller détaille cette vision : « Les mass-médias, pris dans leur ensemble, constituent une usine déterritorialisée, dans laquelle les spectateurs font le travail de se fabriquer eux-mêmes de façon à correspondre aux protocoles libidinaux, politiques, temporels, corporels et, bien entendu, idéologiques d’un capitalisme en voie d’intensification croissante (…) la valeur de notre regard contribue à accroître la valeur de l’image ; elle soutient le fétiche ».
Beller poursuit les critiques de l’Ecole de Francfort en tentant de démontrer que les mass-médias, comme les films ou séries, sont loin de faire un travail critique contre nos sociétés, mais nous plient à leurs dogmes. Les têtes de file de l’Ecole de Francfort sont Adorno et Horkheimer[5]. Ces auteurs de l’entre-deux guerres rejettent la diffusion et la reproduction des œuvres d’art, car ils considèrent que l’art a perdu son essence à travers les lois du marché. Ainsi, ils s’interrogent sur les aspects néfastes de la consommation culturelle, car elle signe pour eux une disparition de l’œuvre d’art. L’œuvre doit être unique et rare, pas de reproduction ou de marchandisation. Par sa rareté, l’œuvre avait une aura qui pouvait catalyser un discours critique. La marchandisation fait chuter l’œuvre dans le divertissement, nouveau synonyme de la culture, avec pour nouveau critère l’audience. Celui-ci qui ne s’adapte pas est frappé d’impuissance. La libéralisation promise par la reproductibilité conduit à l’amusement et au divertissement, et donc à l’arrêt de la pensée. La culture de masse est au service du capitalisme pour produire l’abêtissement, saper la résistance et la critique. Nous préférons une photographie de pin-up à Rembrandt. Si la reproduction et la multiplication permettent la démocratisation de la culture, elles ont supprimé le pouvoir subversif de l’œuvre.
Cette critique trouve un écho particulièrement puissant dans célèbre phrase de Patrick le Lay « Ce que nous vendons à Coca Cola, c’est du temps de cerveau disponible »[6]. Quant à Adorno et Horkeimer, ils l’avaient illustré par l’influence prédominante des producteurs, ceux qui amènent l’argent, sur les réalisateurs des premiers films hollywordiens. Ne serions-nous pas tombé dans un système pervers où les contenus des industries culturelles et créatives, comme les programmes audiovisuels, seraient uniquement voués à capter notre attention pour nous exposer à des encarts publicitaires sans véritable message pour l’évolution de notre société ? Mais, le choix reste au final dans les mains des citoyens, car c’est notre regard qui donne de la valeur à l’objet regardé. Si on prend l’exemple de la Joconde, sa valeur peut-être en partie déterminée par le jugement de spécialistes de l’article, mais elle provient en vérité surtout des bus entiers de touristes qui viennent la voir au Louvre. Franck Kermode a ainsi montré que les critiques d’art à la fin du XIXème siècle ont construit la valorisation de certains artistes comme Boticelli par leurs commentaires élogieux dans les médias, orientant ainsi le public vers eux. Un autre exemple nous vient de l’Ordre du Troisième Oiseau. C’est un groupe d’activistes qui va dans des musées en groupes et se met à regarder une œuvre peu connue. De, ce fait de nombreuses autres personnes présentes dans le musée sont attirées par l’attention que ce groupe consacre à l’œuvre dans une logique mimétique. Ainsi, Yves Citton souhaite par exemple dépasser l’économie de l’attention en promouvant une « écologie de l’attention » en tournant son attention vers des éléments soutenables et écologiques. Il souhaite dépasser la simple recherche du profit et de la croissance pour se concentrer sur des contenus « positifs » pour l’évolution de notre société.
Si les industries culturelles et créatives ont inspiré les marques dans leur processus marketing et sont une source de désirs de consommation, elles sont comme leur nom l’indique une industrie. De ce fait, on peut constater une nette augmentation des budgets marketing de certains blockbusters, c’est à dire leurs produits phares les plus mass-markets, pour capter l’attention des consommateurs. Dans un article intitulé « Le jeu vidéo Call of Duty Modern Warfare 2 se dote d’un lancement hollywoodien »[7], le Los Angeles Times avançait un chiffre compris entre 40 et 50 millions pour le développement du jeu. Celui montait à 200 millions de dollars en incluant les dépenses de marketing, soit trois-quarts des dépenses concernant le marketing pour seulement un quart à la production. Cette influence de plus en plus importante du marketing dans certaines industries culturelles et créatives nous interpelle sur la dimension critique portée par des œuvres culturelles qui sont désormais devenues un divertissement.
[1] « L’économie de l’attention et le net » (7 avril 1997), Michael H. Goldhaber, First Monday, Consulté le 19 mai 2017 : http://firstmonday.org/article/view/519/440
[2] « Yves Citton, l’écologie de l’attention » (21 mai 2015), Ariel Kyrou pour Culture Mobile -Orange, 21 Mai 2015, Consulté le 7 juin 2017 : http://www.culturemobile.net/visions/yves-citton-ecologie-attention
[3] “L’attention”, Université de recherche de Lille, Consulté le 18 mai 2017 : http://ureca.recherche.univ-lille3.fr/sparrow/TLDocs/cours1314/DU_PrEEO_moduleB_cours5.pdf
[4] “The Cinematic Mode of Productions : Attention Economy And The Society of the Spectacle” (2006), Jonathan Beller, UPNE, p108 et p115.
[5] « La dialectique de la raison » (1944), Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Gallimard.
[6] “Le Lay : TF1 vend du temps de cerveau humain disponible » (11 juillet 2004), Acrimed, Consulté le 3 mai 2017 : http://www.acrimed.org/Le-Lay-TF1-vend-du-temps-de-cerveau-humain-disponible
[7] « Video game borrows page from Hollywood playbook” (18 Novembre 2009), Ben Fritz, Los Angles Times, Consulté le 7 juillet 2017 : http://articles.latimes.com/2009/nov/18/business/fi-ct-duty18